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Vivien Hatta-Néagoé

Synemiettes 4.1 ~ "Le Labyrinthe de Pan" Victimes du Temps, Victuailles du Passé

Dernière mise à jour : 15 juin



(Synema est une variété d'araignée qui n'a en commun avec notre sujet que le nom... et aussi le fait que le Septième Art est une immense toile, peuplée de nœuds dramatiques et d'émotions qui révèlent parfois les larmes... ces étranges rosées du matin. Ce n'est pas le Web qui contredira tout cela !)

Chers lecteurs et chères lectrices de la Synema, en ce lieu vous attend une des dix parties de l'article Fils de Synema 4, consacré à une analyse du sixième long-métrage de Guillermo Del Toro, Le Labyrinthe de Pan (2006), à l'origine trop vaste pour tenir dans son intégralité sur une seule page, "dans le même paysage"...


Ici n'est donc que l'une des "contrées" dudit "comté" contenant le même conte discontinu...

Prenez-le bien en compte !



La Synema vous recommande de commencer votre lecture par le Chapitre 0, mais vous pouvez aussi défier les conventions en démarrant directement par le Chapitre 2 !




l y a fort longtemps de cela, en un royaume nommé "Terre", vivait un jeune aventurier-réalisateur en quête de son prochain voyage. Il s’appelait Guillermo.


Or une nuit, à minuit, alors qu’il cherchait l’inspiration dans ses rêves, il aperçut une pendule qui se dessinait dans l’obscurité de sa chambre. De l'ombre qui s'échappait d'elle, surgit le Sonneur de l’Horloge : un grand être courbé aux minuscules yeux perçants, telles deux aiguilles incandescentes, qui se fixèrent sur Guillermo.


Après un long moment de silence, ou de mort, le visiteur s’approcha lentement de son chevet, et lui murmura ceci :

« Sache que tu es la réincarnation d'un grand prince du Cinéma et que tu viens en réalité d'un monde prochain où tu es reconnu comme le créateur d'un extraordinaire et éternel chef-d'oeuvre ! Mais pour le moment, le Temps te tient éloigné de celui que tu es en vrai : l’homme qui imaginera Le Labyrinthe de Pan !


Pour trouver le chemin de ce glorieux foyer qui t’attend, qui est le tien, il te faudra traverser le Sixième Labyrinthe et t’acquitter de trois épreuves : celle du Passé et de tout ce qui est éphémère, celle du Présent et de tout ce qui perdure, et celle du Futur et de tout ce qui est encore incertain. Ce ne sera que lorsque, de la troisième épreuve, tu sortiras vainqueur, que de ton dédale, tu sortiras tout court... Afin d'accéder aux sommets que tu mérites ! »



Guillermo, armé et préparé à tous les combats !

Les mots du Sonneur retentirent toute la nuit en son jeune esprit et retentissaient encore lorsque, le lendemain matin, son horizon se parait d’une ombre vaporeuse...


C'étaient les remparts de son sixième labyrinthe, son sixième film, vers lequel il devait marcher, même si cela prenait des mois !



Ce n’est qu’avec l’assourdissant grondement de la gigantesque herse qui se refermait derrière lui que la voix du Sonneur se tut : Guillermo était entré




Il se trouvait dans une petite chambre noire. Le sol était tapissé d’une très large pellicule qui parvenait à refléter ses traces de pas dans cette étrange obscurité. Il peinait à rester debout, tant ce "tapis noir" était lisse et glissant. Soudain, le Sonneur de l’Horloge se révéla de nouveau à lui.

On croirait se trouver devant le Sorcier du Passé ! La ressemblance est poignante, non ?

« En franchissant la porte de verre que tu vois là-bas, lui dit-il, tu accéderas au Premier Couloir du Labyrinthe. Sur ce couloir règne un puissant sorcier : le Sorcier Dê-Jha, fils de la Mère Héphê, et souverain des fées-mhèrs. Tu dois le trouver car c'est lui qui te soumettra ta première épreuve : celle du Passé et du périssable ! Mais prends garde à ne jamais t’éloigner du chemin tracé en pellicule ! »


Puis il disparut brutalement, comme dans un flash, et Guillermo se mit en route pour passer la porte de verre et arriver dans le premier couloir.


Le premier couloir était si immense et obscur qu’on avait du mal à en distinguer les bords. Après avoir longtemps marché sur le tapis-pellicule, notre héros se retrouva face à une statue de pierre, à peine plus grande que lui, représentant, assis dans son fauteuil, un vieil homme à la barbe longue (elle était si longue qu’elle se confondait avec le tapis-pellicule, comme si ce dernier était son prolongement) : elle représentait le fameux Sorcier du Passé.


Il attendait, impassible, au sommet d’un petit piédestal, sur lequel étaient gravés quatre symboles. Le premier représentait un os, le deuxième un gâteau, le troisième une croix surmontée des lettres N, O et N et enfin, le dernier un œil.

Alors que Guillermo tentait de s’approcher d’elle, la statue se pencha sur lui, non sans provoquer un léger éboulement de cailloux, et lui tint ces propos :


Conception et essayage du costume pour le Faune... Eh oui ! Pour un grand film, il faut un grand costume !

« Te voilà enfin venu jusqu’à moi. Es-tu prêt pour ta première épreuve ? Alors la voici : les quatre fées que tu vois là sont endormies. Elles ont leur manière bien à elles de se réveiller : j’ai eu beau entonner toutes les berceuses du monde, user des meilleurs somnifères ou rassembler des hordes de moutons et de clôtures, je ne parviens aucunement à les sortir des songes. Tu devras donc t’asseoir à leur chevet et leur raconter des histoires ! Des histoires suffisamment grandioses et légendaires pour les tirer de leur transe ! Elles aiment particulièrement tout ce qui a trait à l’éphémère, à l’interruption, au changement, à ce qui est fragile ou instable, aux mouvements jamais rassasiés et départs sans arrivées, bref ce qui est voué, inévitablement, à devenir un jour du passé ! »


En effet, dans la pénombre, Guillermo distinguait des restes de lueurs presque éteintes : quatre fées Mhèrs flottaient, inconscientes. Il se dirigea vers elles et commença à leur raconter, par-delà leur sommeil, quelques récits improvisés, mettant en avant tout ce qui pouvait se rapporter, de près ou de loin, à la notion de passé

Ou plutôt, à la notion de "passant"

Là se dessina une ébauche de ce qui devait devenir Le Labyrinthe de Pan.


Et nous le savons, le Destin allait confirmer dès 2006 que ce film traite en effet de ce qui est périssable. Interrompons notre récit pour voir en quoi…


Le Symbole de l'Os...

Nous le verrons, ce film parle, à sa manière, de fantômes. Non pas le fantôme vu sous un jour "immortel", mais vu comme un être dont la vie est passée, dont le tour est passé, et qui n’est plus à sa place, qui n’est plus vrai. Somme toute, le fantôme vu comme un mort, qui reste mort… qui s’enfonce de plus en plus dans la mort…

Tout d’abord, la Synema vous en avait fait part tantôt : Guillermo Del Toro adore parsemer ses œuvres d’insectes divers, et ce film en est un exemple car il n’en est pas exempt !

Or, ici, ils pourraient symboliser la décomposition, la putréfaction : ce sont eux que l’on voit grouiller sur les cadavres et pulluler dans les ruines, les vestiges et autres poubelles, bref, dans tout ce qui est abandonné, devenant des symboles de misère et de maladie… Eux-mêmes ont parfois l’air embaumés dans de minuscules carcasses rampantes à la peau craquelante…



En résumé : ils nous renvoient l’image du triste et impassible sort réservé au mortel… En l’occurrence, à l’Humain. Et qu’est-ce qui se décompose chez l’Humain ? Qu’est-ce qui le soumet aux besoins, à l’usure, à une constante évolution ? Le corps ! Le physique comme témoin du Temps ! Le cruel signe que ce dernier se désintéresse de nous !

Telle une honnête horloge, le corps serait une des "figures" du Temps et de son humeur. Ou alors son ambassadeur auprès de notre âme : son représen-Temps !


Parler du corps, et en particulier de sa décomposition, serait donc parler de notre condition de simples passants ici-bas, face au Temps.



Grâce à sa nature fantastique, le conte peut fort bien accentuer la métaphore de l’écrasante vieillesse, de la décomposition et de la putréfaction via des déformations physiques exagérées : monstrueuses !

A peine né et le corps est déjà fatigué...

Ainsi, les créatures anthropomorphes croisées dans ce labyrinthe (fées-insectes, mandragore, faune, ogre…) seraient juste d’anciens "humains" qui auraient refusé de mourir, condamnés à vieillir sans fin, alourdis, étouffés par leur propre corps encore plus décomposé qu’un cadavre.

On discerne une silhouette ou un aspect humains, sans vraiment les reconnaître, car incomplets, incorrects ou fondus parmi des formes, tout sauf humaines…


En parlant de vétusté, l’Homme Pâle (joué par Doug Jones), le deuxième monstre que doit affronter Ofelia, en serait presque l’idéale "incarnation" (c’est le cas de le dire, vu sa squelettique maigreur) : sa peau n’est plus qu’un amas de rides éparses et dégoulinantes, comme s’il dégoulinait de lui-même, comme un ballon de baudruche vidé se racrapotant. Le destin du corps serait donc de n’être qu’une image, qu’une enveloppe qui n’est pas faite pour éternellement garder la lettre qu’elle contient.


Au-delà de la vieillesse, il y a le summum de la décrépitude : quand celle-ci a dégénéré en morcellements ! Quand le corps se retrouve à tel point décomposé qu’il en est réduit à un magma de fragments divers, d’éléments mal répartis, mal recomposés, mal recousus. Le corps n’a plus d’unicité, plus d’existence. Il serait réduit à un amoncellement de quelques choses… à un tas d’un peu tout


"Comment ça, "si je n'ai pas perdu quelque chose" ?"

Bref, tout serait encore là mais rien à sa bonne place (cette "dichotomie" entre ce qui nous est identifiable, rapprochable et ce qui est incorrect ou décalé soulignerait-elle l’opposition entre le désir d’immortalité et notre condition de mortel ?).

Et qui mieux que les "monstres" (dont le principe est justement d’être des corps déchus) peuvent illustrer ce désordre corporel ?


En témoigne à nouveau l’Homme Pâle : bien qu’ayant un visage "humainement reconnaissable" (quoique plus proche de la raie Manta que de l'homme), il est dépourvu d’yeux.




Enfin, si ! Cependant pas là où ils devraient être : d’abord, ils trônent dans une assiette devant lui, comme des objets, des accessoires externes au corps.

En plus, quand il s’agit de les utiliser, de les intégrer, ce n’est pas au-dessus de son "nez" que le monstre les fixe… Non, non ! Mais dans la paume de chacune de ses mains griffues !


Ceci dit (ou, plutôt, « ceci écrit »), la vieillesse, cette "agonisante usure", n’est pas la seule marque du Temps sur le physique : il s’exprime aussi par une "déchéance accélérée" du corps : ses blessures !

Mort, le résistant tourne le dos à l'odieux Capitaine Vidal. Il s'est "enfui", il lui a échappé sans même le regarder : maintenant, il n'a plus rien à craindre de lui !

Ainsi, les plaies du jeune résistant bègue, torturé par l’horrible Capitaine Vidal (Sergi López), peuvent être comparées à des "morsures du Temps" dans la chair condamnée. Le sang qui coule donnerait l'impression que son visage se parsème de rides rouges (comme s'il s'agissait d'une "autre forme de vieillesse"... du moins, le résultat n'en demeure-t-il pas bel et bien le même : à savoir la détérioration du physique... son "aliénation" ?).


De la même manière, on peut considérer que c’est dans l’amputation de la jambe gangrenée d’un autre résistant que "s’incarne" (c’est pile le cas de ne pas le dire !) l'éphémérité, la précarité de toutes choses...


Le jeune fils d'un chasseur, capturé avec son père par des soldats, sera lui aussi défiguré par les coups de bouteille en verre assénés par le triste Capitaine Vidal.


Le corps est condamné à une évolution sans répit, hélas plutôt descendante… Il est en route… et pas vraiment pour la meilleure direction…


Le corps est directement considéré comme source de la vulnérabilité des humains, leur fragile fardeau, leur point faible, par lequel l’esprit peut être fléchi (le torturé qui passe aux aveux...).


Mais n’oublions pas que, quel que soit le camp, tout humain est logé à la même enseigne : le Capitaine Vidal lui-même subira quelques "avaries corporelles", à coups de couteau sur la joue, donnés par sa gouvernante Mercedes (Maribel Verdú) alors qu’elle voulait lui échapper.



Si le physique témoigne du Crépuscule, il peut aussi "donner corps" à l’Aube : la naissance (vous conviendrez qu’il est usuellement facile de distinguer un centenaire d’un nourrisson), voire à ce qui précède l'Aube (la Nuit ? La Veille ?) : le fœtus dans le ventre de la mère !


Ainsi, ne nous étonnons pas si, dans le film, il est fait mention d’un livre magique dont les pages vierges se remplissent soudainement de sang, au moment précis où la mère d’Ofelia est prise de douloureuses convulsions, risquant la fausse-couche.


Le petit frère de la jeune fille refuse donc catégoriquement de naître… ou quelque chose l’en empêche. Serait-ce à cause de cet immense crapaud "stagnant" dans les racines ("le ventre") d’un grand arbre desséché, qui ne parvient plus à fleurir ?

Afin de nous en convaincre, souvenons-nous que les douleurs de la mère ont cessé justement lorsqu’Ofelia a débarrassé le grand arbre du batracien véreux qui hantait ses entrailles ! Et ce, dans le cadre de sa première épreuve.


D’autant que le crapaud va lui-même "périr" en régurgitant littéralement ses tripes putrides, fourrées aux insectes : à nouveau, ce qui est chair (et surtout "vieille chair") apparaît comme laid, sale et terrifiant



Les thèmes du physique et de l’apparence s’invitent souvent dans les contes (la marâtre de Blanche-Neige qui veut être la plus belle, le Petit Chaperon Rouge qui n’est caractérisé que par sa tenue, les ogres…), il était donc inévitable qu’ils s’invitassent aussi dans celui-ci, notamment pour évoquer la vieillesse, donc l’éphémère (et la tentative malavisée d'en prolonger la durée : ici, quand les "êtres" sont là "depuis trop longtemps", ils sont repoussants).


Une des seules choses montrées comme belles et précieuses est la nouveauté ! Le Présent, c’est le changement, la réinvention ! On ne contrarie pas le Temps : c’est lui qui nous tarit !



Voilà ! La première fée Mhèr venait d’ouvrir l’œil !


Trois restaient pourtant encore endormies.


Alors, Guillermo réfléchit et commença une seconde histoire, tout en changeant légèrement d’approche, mais toujours sur le même sujet de "l’éphémère"...


Le Symbole du Gâteau...

Une autre preuve de la dépendance du corps au Temps serait le besoin permanent et jamais révolu de l’alimenter ! La satiété elle-même est fugace ! Nous sommes des fantômes en sursis, condamnés à chercher pour vivre, à vivre pour chercher et à toujours avoir besoin de quelque chose !


Étant fait de chair, notre fameux corps et celui de n’importe quel autre être vivant, peut être considéré comme de la nourriture… Comme nous, comme tout, elle est périssable !

Elle représente bien la condition passagère de la vie ! Ou de ce qu’il en reste une fois la mort passée. Osons l’écrire : la preuve du provisoire, c'est la nécessité de provisions !


C’est pourquoi, une importante place est dévolue à la nourriture ! Ça tombe bien : de même que celui du physique, il s’agit d’un thème très présent dans les contes : que ce soit une maison en pain d’épice qu’il vaut mieux ne pas toucher, les miettes de pain qu’il est inutile de semer pour tracer un chemin ou autres pommes empoisonnées et haricots magiques (sans mentionner les gâteaux qui font grandir et les champignons qui font changer de taille) !

Alors pourquoi Guillermo Del Toro s’en priverait-il ?


Dès le départ, pourquoi ne pas installer l’intrigue dans un décor de moulin, réquisitionné par l’armée pour entreposer des denrées et gérer le rationnement ? Eh bien, c’est chose faite !


De cette façon, la nourriture redevient immédiatement un signe de richesse (comme le sel au Moyen-Âge, par exemple), mais surtout, elle devient l’agent du pouvoir ("le sceptre par le sel et les cèpes") ! Qui possède la mangeaille, possède le monde ! Qu’il peut grignoter et dévorer à volonté ! Mais ce pouvoir, encore faut-il le garder, l’entretenir, c’est pour cela, aussi, que toute l’intrigue "réelle" est sur fond de guerre !

En effet, nous avons souvent pu témoigner que, comme la nourriture, le pouvoir fait partie de ce qu’il y a de plus fragile et passager en ce monde… L’épée de Damoclès rôde encore dans les parages !


Ce serait pour cette raison qu’il y aurait aussi une "guerre des victuailles" et que l’ascendant des résistants sur le Capitaine Vidal se ferait précisément dès qu’ils seraient parvenus à voler les réserves du moulin. D’ailleurs, le véritable rôle de Mercedes est justement de pourvoir les résistants en vivres.


Que d'uniformes ! Seule Carmen (ap)porte du clair fantaisiste.

Quitte à parler de nourriture, autant parler de banquets (sachons voir les choses en grand)… Ce film en compte deux…

Deux festins néfastes : le premier dans le "monde réel", avec le Capitaine Vidal, sa femme Carmen (donc la mère d’Ofelia, Ariadna Gil), le Docteur Ferreiro (Álex Angulo) ainsi que toute la panoplie de hauts dignitaires et gradés militaires dégradants, bavant, gavés… gavants ! Le second, par contre, ne compte qu’un seul sinistre commensal : l’Homme Pâle, pour la deuxième épreuve d’Ofelia.

Ces banquets affichent tous deux une opulence indigeste, inquiétante, et il vaudrait mieux ne pas y prendre part.


Non, n’y prenez point part ! Dans le premier cas, parce que ça voudrait dire que vous êtes assis parmi des gens néfastes, cruels, sans scrupules, qui se bâfrent de bonne chair comme il s'enivrent du sang de leurs soldats ! Pour peu que vous soyez humains, dotés d’une conscience et de la précieuse faculté du remords et de la honte, vous vous sentiriez comme le Docteur : cernés d’ennemis dangereux auxquels vous devez cacher votre vrai visage et contraints de surveiller sans cesse vos dires, obligés de faire profil-bas

Vous ne pourriez plus que vous laisser mourir de l’intérieur !


Dans le second cas, parce que cela réveillerait l’Homme Pâle, et son appétit du même coup ! Un appétit dont vous êtes l’enjeu, évidemment (inutile de s’en sentir flatté) !

Bref, dans un cas, comme dans l’autre, vous dîneriez à la table du diable !


Pourtant, autant le Docteur qu’Ofelia, tous deux vont braver cet interdit, ce qui leur vaudra un sort plus ou moins fatal, entre la damnation et la condamnation…


À noter qu'à l’image, comme dans l’occupation de l’espace, la mise-en-scène place Ofelia et le Docteur au même endroit par rapport à la table ! Vus à travers pratiquement les mêmes angles de caméra.


Mais au fait, seraient-ils nécessairement les seuls à illustrer le parallélisme entre les deux banquets ? Pourquoi ne pas pousser le raisonnement plus loin et noter que le monstre attitré de chacune de ces deux scènes est aussi positionné suivant le même "jeu-de-miroir" ? Ainsi, le Capitaine Vidal siégerait en bout de table, dos à la cheminée, exactement comme le sera l’Homme Pâle ! À l’identique !

L’Homme Pâle est le Capitaine Vidal !


Ces deux scènes se répondent donc en écho, créant un lien entre le Docteur et Ofelia, tous deux coupables de manger "à la mauvaise table" !


Est-ce une hallucination ou cette cheminée a des yeux et une immense bouche affamée sertie de crocs ? Alors, comme ça, l'Homme Pâle qui devrait avoir des yeux, n'en a pas, et la cheminée qui ne devrait pas en être pourvue, en est ! Il règne comme un certain désordre, ici... Et est-ce que la cheminée essaie de gober l'Homme Pâle ? Ainsi, même les mangeurs ultimes sont susceptibles d'être mangés ?

D’ailleurs, en parlant de l’Homme Pâle, il nous est présenté comme un ancien ogre dévoreur d’enfants qui aurait épuisé toutes ses "provisions" depuis longtemps et se serait alors mis en "hibernation", attendant que sa "pitance" lui soit rendue.

Voilà de quoi expliquer sa cadavérique maigreur : il a gardé autant de peau que lorsqu’il était énorme, mais il n’y a plus assez de chair pour la remplir. Comme un ballon de baudruche en manque d’oxygène, en carence de souffle !  Dans ces rides qui recouvrent son estomac (comme le reste de son corps), se côtoieraient son ancienne obésité, son actuelle silhouette atrophiée... et tout cet interminable Temps qui les sépare !

Dans ce cas précis, nous aurions une métaphore de la non-nourriture (la "nonrriture" ?) : tel un fantôme de faim (un "faimtôme" ?), maudit par la famine, soumis à un maléfique appétit, l’Homme Pâle ne vit que pour se nourrir, et quand il ne se nourrit pas, il attend en mourant... Le "vieillissement de la satiété" l'a rendu horrible !

Les ravages de l'indigestion...

Le thème du "manger-danger" ne se contente pas de ces scènes de banquets ! Si Ofelia manque de mourir engloutie par le monstre cannibale pour avoir goûté un ou deux grains de raisin, le fameux Crapaud précédemment cité, lui, meurt justement d’avoir gobé les fragments d'ambre magique que lui avait présentés Ofelia.

La nourriture, renvoie aussi à la chaîne alimentaire et à son cycle : ceux qui mangent les uns nourrissent les autres. Ofelia aura droit aux deux statuts, d’un monstre à l’autre.

Le Crapaud était d’ailleurs déjà caractérisé par son appétit d’insectes (appétit qui causera sa perte) et le fait qu’il « se nourrit du Grand Arbre », littéralement.


Précisons que le corps ne doit pas nécessairement être humain pour dépendre de la nourriture (nous sommes tous logés à la même enseigne, humains ou non) ! Effectivement, une mandragore pourrait très bien avoir besoin d’être nourrie de lait par Ofelia, avant d’être placée sous le lit de sa mère, afin d’aider cette dernière à porter son enfant.

Parlons-en, de cette mandragore : mi humaine, mi-plante ! A elle seule, cette racine arbore (et aborde) l’éphémère et tout ce qui fait son essence ! La mandragore est fragile, il faut en prendre soin, la surveiller, l’entretenir, la dissimuler aux yeux des incrédules...

Cette nécessité de la nourrir régulièrement fait prendre à Ofelia le risque qu'elle soit découverte par le Capitaine Vidal puis détruite : une fois de plus, le point faible de tout être-vivant, c’est sa dépendance, ce sont les besoins du physique !


Ceci écrit, elle-même a la forme d’une racine comestible... Tel un "légume-humain". Nous aurions un reflet d’un aspect de notre condition que nous avons voulu refouler (voire "enterrer", vu qu’il s’agit d’une racine) –d’où son côté horrifique- : nous sommes aussi de la nourriture ! D’une certaine façon, cette mandragore représente Ofelia face à l’Homme Pâle, ou le résistant bègue à la merci du vil Capitaine Vidal (qui va "n’en faire qu’une bouchée") : une proie sans défense.


Enfin, cette mandragore a-t-elle la silhouette d’un nouveau-né ou bien celle d’un moribond ? Elle est recroquevillée, potelée et semble se mouvoir comme le premier mais a les rides et la peau fripée du second. S’il fallait trancher sur son âge, ce serait dans la tranche suivante : de l'embryon au multi-centenaire…

Cette cohabitation d’âges est peut-être ce qui la rend monstrueuse : chacun des deux est seulement "à moitié" identifiable et on ressent qu'il y a quelque chose d'anormal, de décalé, de mal placé…

Telle une créature qui n’a pas voulu être éphémère, refusant de vieillir, elle s’est étalée sur tous les âges de sa vie !


Toute l’évolution qu’aurait connue son physique tient en cette unique silhouette et toute sa croissance est déjà là, regroupée, condensée en une seule apparence.



Le registre de la nourriture oscillerait donc entre un statut salutaire (le couteau qui "sauvera la vie" de Mercedes est un couteau de cuisine), un aspect double, salvateur pour certain(e)s mais destructeur pour d’autres (ce qui permettra à Ofelia d’échapper au Capitaine Vidal est la drogue qu’elle aura versée dans son verre d’alcool –la solution était la solution-), et une fonction fatale (deux civils mourront pour s’être fait remarquer lors d’une chasse aux lièvres).



À cet instant, des quatre fées Mhèrs, deux ne dormaient plus...





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