(Synema est une variété d'araignée qui n'a en commun avec notre sujet que le nom... et aussi le fait que le Septième Art est une immense toile, peuplée de nœuds dramatiques et d'émotions qui révèlent parfois les larmes... ces étranges rosées du matin. Ce n'est tout de même pas le Web qui contredira tout cela !)
Après avoir immortalisé un vieux vampire en manque d'éternité, défié des hordes d'insectes antropomorphes et sauvé son père avec l'aide de son fidèle ami James Cameron, l'heure était venue pour notre héros, Guillermo Del Toro, d'entreprendre un troisième voyage dans un troisième labyrinthe.
Mais il ne serait pas seul ! Outre l'aide apportée par sa société de production, le Tequila Gang, son scénario devait être complété par celui de deux critiques : Antonio Trashorras et David Muñoz. Egalement, il serait soutenu par les deux frères Almodóvar, Pedro et Agustín (deux bons rois, cette fois), via leur royaume-société El Deseo.
Nous étions en 2001. Devant lui, l'entrée imposante du dédale l'attendait : un long couloir qui menait à Madrid où aurait lieu le tournage. Voici ce qu’il advint :
Au bout de cette allée, la terre était d’un ocre brûlant, écorchée par le vent qui n’existait plus qu’à travers la poussière qu’il soulevait. Isolée, condamnée, retirée de la vie, s’élevait une forteresse, plus fausse qu’un mirage et semblant issue du film de Mario Bava Opération Peur (dont s’est inspiré Guillermo Del Toro, avec en plus Au-Revoir les Enfants, Los Olvidados ou La Nuit du Chasseur)...
C’était un orphelinat (thème visuel déjà très ancré dans le Cinéma Hispanophone) : l’orphelinat des bannis, des abandonnés. Le Royaume des Exilés…
Ou plutôt, le "Non-Royaume" : un Néant jauni, comme sur les vieilles photos qu’on oublie au fond d’un vieux cahier. Un néant légèrement déguisé en plaine espagnole, au temps de la guerre franquiste.
Le désert ondulant semblait étouffer ses murs, comme un serpent qui embrasse sa proie. L’air sentait le vice et le secret.
Avons-nous dit qu’il y avait du vent ? En réalité, il n’y avait que du froid… Immobile... Devant ce silence, le Temps en personne rebrousserait chemin... Il fallait pourtant que notre héros accomplisse sa troisième longue-mission !
Le danger est souvent bien plus effrayant quand il reste figé. On se sent beaucoup plus épié quand c’est le Néant qui vous observe. En ces lieux, on ne peut trouver que du pétrifié, de l’arrêté, de l’absence, et une sourde voix mêlée au ciel, qui répète, tel un gramophone cassé :
« Qu’est-ce qu’un fantôme ? » !
Cette question par laquelle démarre (et finit) le film résume à elle seule celui-ci : c’est un film de fantômes ! Sous toutes leurs coutures (des draps éméchés ont besoin de couture) !
Tout, ici, est fantôme : jusqu’aux douleurs éprouvées par Doñia Carmen (Marisa Paredes), la directrice des lieux, dont la jambe droite a été amputée et remplacée par une jambe morte, d’un bois certes clair, poli et bien taillé, mais mort. Un membre qu’elle doit traîner difficilement comme un fardeau ! Mais Donia Carmen ne peut se permettre de l’abandonner : sans ce pilon, elle serait condamnée à la paralysie… D’ailleurs, à la lumière d'une révélation en cours de film, ce n’était pas la seule "richesse" que cachait ce poids "mort".
Bref… Voici le fief de l'ankylose !
Un purgatoire où le reste du monde n’existe plus (du point de vue du Rien, c’est la Vie qui est Rien) : se situant à plus d'une journée de marche, jamais la ville ne sera vue, ni aucun autre décor que cette citadelle, à l’exception d’une seule et unique scène !
Il s'agit d'un passage (dans tous les sens du terme), où l'on suit le Professeur Casares (Federico José Luppi Malacalza), directeur adjoint de l'établissement, se glisser furtivement dans la civilisation, tel un fantôme, afin d'y récupérer des vivres. Ce faisant, il assiste à une exécution de rebelles, alors que les éclaboussures de sang se dissolvent dans la boue et les flaques d'eau de pluie.
À partir de cette scène pivot-central coupant en deux le film, "au cœur" d’icelui, les enjeux se trouveront bouleversés et plus rien ne sera comme avant... Un compte à rebours semble avoir commencé !
Il n’est donc pas anodin que cette séquence apparaisse comme "expatriée" par rapport au reste de l’intrigue, car c’est elle qui nous ramène à l’horreur Historique ! Jusqu’ici, nous "pouvions" avoir un scénario intégralement déconnecté du réel… mais ce segment est arrivé… et une implacable métaphore avec lui : la guerre, le "monde qui se perd" hante le récit !
Le spectre du mal, c’est la guerre ! C’est elle, la vipère qui siffle de fierté et de plaisir, en voyant chacun des humains se mettre à son niveau : au ras du sol, allongés contre les cailloux pour échapper aux tirs d’en face, et avançant en rampant… comme un serpent !
C’est la guerre qui a chassé ces pauvres enfants de tous âges, loin de la Vie, et qui continue pourtant à les surveiller, jusque dans cette geôle roussie, cet orphelinat en plein nulle-part.
C’est la guerre qui interrompt, qui rompt… Et qui bat silencieusement dans le cœur de cette immuable bombe, dressée au centre de la cour, telle Excalibur que planta le Roi Arthur entre Lancelot et Guenièvre, quand il les découvrit nus et infidèles, dans leur amour pécheur. Cette bombe se dresse comme un péché !
En quelque sorte, elle est un fantôme de cuivre et d'étain, à demi debout, à moitié allongé, à la manière d'une aiguille hésitant entre deux heures. En elle, se tiennent la menace discrète mais principale du film... ainsi que toute une imagerie chère à Guillermo Del Toro : les rouages, la mécanique !
En effet, si vous posez votre oreille contre son torse de fer (comme le fera un des protagonistes), vous entendrez un ronronnement grinçant, un sourd ronflement cliquetant et "battant"... Quel étrange cœur ! Ce serait sans doute un compte à rebours bloqué à la même seconde... toute proche de zéro !
Ce n'est d'ailleurs pas la seule "horlogerie" présente ! La fameuse jambe de bois de Doña Carmen dissimule aussi quelques roues dentées...
En règle générale, ici, tout ce qui est mécanique symbolise paradoxalement l'immuable, les chaînes, le boulet, le ferme, le permanent... le stable et constant continu... fixe !
Ce gardien de métal veille comme un œil de métal qui se fond dans le paysage, à tel point qu’il n’existe plus vraiment : un décor au même titre qu’un autre… Bancal, comme la Tour de Pise, prêt à tomber et fendre la Terre sous son poids… ou pire…
Pourtant, accrochés à cette "statue" érigée au nom de la Mort, flottent quelques rubans enfantins de toutes les couleurs… Ils semblent vouloir s’enfuir à chaque coup de vent. De tout ce funeste édifice, ils sont les seuls à être en mouvement, presque conscients ou libres, pourtant si dérisoires à côté de l’énorme masse métallique…
Essaieraient-ils de l'emporter avec eux ? De la traîner ? Symboliseraient-ils l’innocence frêle, fraîche (comme le courant d’air qui les soulève), encore trop malléable (le vent en fait ce qu’il veut), mais passionnément indisciplinée, qui se retrouve enchaînée à la hargne, à la destruction ?
Ou bien ces rubans seraient juste là pour nous rappeler que cette bombe n’est pas si "immobile" qu'elle en a l'air, qu’elle n’est pas défunte et qu’elle a encore assez de souffle pour exploser dès qu’elle le voudra…
Si, par ces rubans, on peut voir l’imagerie de l’enfance et de l'espoir, alors ce morbide monument illustre tout le film : un entre-deux, un no-men’s-land, qui sépare deux mondes contraires, mais qui est obligé de rester au centre… tout seul…
Cette bombe n’est pas la seule à être esseulée : il y a une autre "fausse note" dans le paysage de l’orphelinat, une "autre tache", un autre fantôme qui n’est pas à sa place : Jacinto (joué par Eduardo Noriega)… Ou, puisqu’on parle de purgatoire : l’ange déchu !
Cet ancien pensionnaire, revenu en tant que surveillant de l’orphelinat, n’a qu’un but : s’emparer de quelques lingots d’or gardés par la directrice. Fait amusant : cette dernière tenait expressément à s’en débarrasser au début du film, en tentant de les confier à des soldats… en vain.
Jacinto, le "beau ténébreux", est poursuivi par un passé qu’on ne connaîtra pas, mais qui hante le film et agonise à travers l'homme.
De l’autre coté, il y a Carlos, le principal enfant que l’on suit dans le film. Il essaiera de s’adapter à son nouveau sort, devant d’abord affronter un autre camarade "caïd", Jaime (inspiré par le dessinateur de bandes dessinée espagnol Carlos Giménez) avant d’arriver à en faire son ami.
D’ailleurs, le film repose sur la dualité, comme si cet endroit était au croisement de tous les chemins, au milieu de tous les carrefours, sans jamais avoir vraiment pu mener ailleurs... ou se trouver quelque part.
Dualité Science et Superstition, Dualité Enfance et Guerre...
Même Doña Carmen est scindée entre deux consciences : une qui aime la poésie et la galanterie du Professeur Casares, et l’autre, réfutée, reniée, qui est attirée charnellement par le "bel ange déchu".
L’hésitation, l’instant figé, ce sont eux les organes, les "poumons" (sans respiration) du film.
Et enfin, il y a Santi (Junio Valverde), le fantôme-enfant au filet de sang flottant calmement dans la pénombre, un peu à la manière d'un péché accroché, ou de ces rubans défiant la bombe. L'enfant à la croissance immobile, interrompue, elle-aussi, par la mort et la rage des grandes personnes !
Mais pas n'importe quand : à l'instant exact où l'obus s'est enfoncé dans le sable, sa tombe, dans un "gong" assourdissant ! La cloche a sonné l'arrêt de tout ! Le Temps s'est fracturé en des éclats de riens... Le maillet du juge a frappé la sentence, l'épée a finalement eu raison de Damoclès...
Si ça se trouve, les personnages sont tous morts, sur le même coup, et ceux que l'on croit suivre sont donc des fantômes depuis le début...
D'une certaine façon, cet engin meurtrier pourrait aussi représenter Santi, ou du moins, son témoin... Comme s'il indiquait le véritable personnage principal de l'histoire, son point de vue. Le film, c'est Santi et cette bombe...
Si cette "mine" n'a atteint personne au prime abord, elle rappelle que la guerre est indirectement responsable de ce qui est arrivé à Santi : à moindre échelle, elle divise aussi les pensionnaires de l'institution et c'est aussi l'égoïsme du "chacun-pour-soi" et la pulsion de survie incontrôlée qui ont assassiné le jeune garçon !
Pourtant, ce n'est pas le dangereux obus capable de tout dévaster qui a tué l'enfant, mais quelque chose de normalement beaucoup plus inoffensif... Comme quoi, la menace ne se terre pas toujours où on le croit... Et surtout, nous sommes bien vulnérables, sans défenses et très fragiles, dans ce monde que nous voulons dominer...
Guillermo Del Toro déclarera s’être inspiré d’une légende mexicaine de la ville de Chapala : la légende du fantôme Santi, selon laquelle une femme qui s’était noyée dans un lac serait revenue sur Terre pour emporter tous ceux qui osaient s’aventurer sur l’eau.
C’est effectivement un récit sur des enfants qui se trouvent relégués dans le mauvais monde "des grands" et qui s’y débattent.
Même le Professeur Casares est un enfant chassé par la vieillesse, courbant son échine de scientifique devant le vide et la superstition. Une âme jeune dans un corps inadapté… Comme tous les autres !
Il n'y a pas de fin possible dans l'invariable, définitivement définitif ! Tout est amené à se reproduire, comme l'illustrent les nombreux implants-paiements, ces éléments annoncés en cours de film qui trouvent leur écho bien plus tard (par exemple, la bague offerte à la belle Conchita - incarnée par Irene Visedo).
Un pérenne recommencement, également évoqué par le principe des rouages, de la mécanique, chers à Guillermo !
En ce non-royaume, la mort est un fardeau ! La vie est un fardeau aussi ! Tout se mélange, on ne sait plus si on vit... si on meurt... si on reste.
Bien que les héros semblent parvenir à s’échapper, à la fin, on est en droit de se demander : « s’échapper vers où ? Vers quoi ? Ce garçon estropié qui cahote (rappelant la directrice), va-t-il survivre ? Et si la réponse est oui, survivre pour quoi ? »...
Comme la bombe inerte, rien ne s’arrête jamais quand rien n’a vraiment commencé, quand rien ne bouge, quand rien n’existe… Leur aventure est un tourment éternel, le grenier des oubliettes…
D’une certaine manière, à la fin, seuls les fantômes "à l’abri" de leur forteresse sont vraiment sauvés...