D'aussi loin que le 7ème art existe, le plan-séquence a toujours été un micro-évènement au cœur d'un film. Parfois solution de repli, aux balbutiements du montage notamment, mais choix souvent délibéré, vecteur des intentions du cinéaste. Qu'il soit plus ou moins long, fixe ou en mouvement, discret ou spectaculaire, le plan-séquence intervient à un moment important du film pour en intensifier la portée. Les 10 plans-séquences sur lesquels on va s'attarder appartiennent à 10 films, non seulement marquants pour les années 2000 mais surtout très différents. Chacun ayant une finalité très spécifique et donc une lecture qui l'est tout autant. Bien sûr, inutile de préciser qu'il est préférable d'avoir vu les films en question au préalable avant de parcourir l'article. Alors, si vous êtes prêts, commençons !
Incassable (2000) de M. Night Shyamalan
De l'aveu du réalisateur, voilà le plan le plus difficile qu'il ait eu à tourner de toute sa carrière. La scène montre le héros David Dunn (Bruce Willis), doté d'aptitudes hors du commun, porter sa femme (Robin Wright) du rez-de-chaussée jusqu'au lit à l'étage. Ce que parvient à traduire le plan est d'une rare complexité. D'une part, la fluidité du mouvement qui accompagne l'action rend compte de l'aisance extraordinaire avec laquelle David porte sa femme. D'autre part, le cadre serré qui se concentre plus spécialement sur l'épouse empêche de se représenter la situation et l'exploit accompli. Ce qui attire également notre attention, c'est l'incroyable horizontalité du corps de la femme qui paraît léviter, comme tenue à bout de bras par son mari. En un plan, relativement court, le cinéaste suggère la puissance physique de son super-héros en la désincarnant, gardant son corps presque entièrement hors-champ. Seule la posture de l'épouse en atteste.
Irréversible (2002) de Gaspar Noé
(Attention, l'extrait-vidéo qui suit implique une scène de violence explicite)
Connu pour être particulièrement violent ou sulfureux, le cinéma de Gaspar Noé a probablement atteint son pic le plus extrême avec ce plan, long d'une dizaine de minutes, qui voit Alex (Monica Bellucci) se faire agresser puis violer dans un passage souterrain. En choisissant de poser la caméra au sol, de façon à être au même niveau que la jeune femme plaquée face contre terre, le cinéaste manifeste l'impossibilité de se relever. Le cadre fixe achève de faire du calvaire d'Alex une épreuve interminable, et se sert de la profondeur de champ avec les lignes de fuite que décrivent les parois du tunnel, pour rendre possible l'apparition à l'arrière-plan d'un potentiel sauveur (ce sera hélas un lâche qui fera son apparition et fuira). Une scène douloureuse donc, mise en scène de telle façon que l'on se sent impuissant et voyeur.
Gerry (2003) de Gus Van Sant
Alors dans sa phase expérimentale, le réalisateur propose avec ce plan un moment de tension absolument tétanisant. D'un réalisme saisissant, la caméra se tient à bonne distance des deux protagonistes, l'un (Matt Damon) étant piégé en haut d'un rocher et n'ayant d'autre choix que de sauter pour rejoindre son partenaire (Casey Affleck) qui l'attend en bas. La fixité du cadre et la vue d'ensemble permettent d'appréhender pleinement l'espace et la hauteur qui sépare les deux randonneurs. La durée du plan et le jeu sur l'échelle amplifient ainsi la dangerosité du saut et offrent un lapse de temps suffisant pour compliquer la prise de décision. C'est l'atermoiement qui est valorisé ici, et l'identification fonctionne de fait totalement, tant les réactions des personnages sont crédibilisées par le choix de mise en scène.
Old Boy (2003) de Park Chan-Wook
Authentique morceau de bravoure, cette scène est rapidement devenue culte, grâce notamment au travelling latéral qui suit en continu le héros (Choi Min-Sink), avide de vengeance, combattre à coups de marteau une armada d'adversaires. D'abord, le fait de filmer les combattants de profil accorde une meilleure lisibilité chorégraphique, chaque geste offensif ou défensif étant cadré au centre de l'image, place occupée par le héros, alors que s'organise devant et derrière lui la prochaine attaque. Ensuite, le point de vue latéral autorise également des entrées et sorties de champ successives qui ne permettent pas d'évaluer avec exactitude le nombre restant d'antagonistes jusqu'à la fin du combat. Le déplacement de la caméra se calque par ailleurs sur l'énergie déployée par le héros, s'interrompant comme lui lorsqu'il est à bout de forces.
Birth (2004) de Jonathan Glazer
Ce plan, long de presque 3 minutes, pourrait presque se suffire à lui-même, tant il incarne l'essence du cinéma, soit émouvoir sans aucun filtre. Véritable manifeste à la gloire de Nicole Kidman, la scène suit l'actrice, dans la peau d'Anna, qui vient assister à un opéra et prend place en plein milieu de la représentation. La caméra se rapproche alors de son visage, pareil à un paysage dont il faudrait scruter les moindres fluctuations. Cette proximité, un rien gênante pour le spectateur, permet d'accéder à l'intériorité du personnage, et nous incline à projeter des interprétations diverses et variées. L'éloquence du regard de l'actrice donne toute sa mesure au plan qui fascine par son audace et sa rigueur émotionnelles, alors qu'il aurait très bien pu nous lasser.
Les Fils de l'Homme (2006) d'Alfonso Cuarón
Sans doute le plan le plus impressionnant de cette liste, il intervient assez tôt dans le film et ne sera que le premier d'une longue série. Pourquoi l'avoir choisi, lui, plutôt qu'un autre dans ce cas ? Tout simplement parce qu'il opère un basculement à mi-parcours qui change considérablement la donne sur un plan technique. La scène se déroule dans l'habitacle d'une voiture, 5 personnages y discutent tranquillement avant de devoir rebrousser chemin, assiégés par des casseurs et des motards armés qui les prennent en chasse. Une fois les hostilités lancées, la caméra décrit un mouvement rotatif à l'intérieur du véhicule qui montre alternativement les passagers et les poursuivants. Ce procédé empêche ainsi d'avoir une vision globale permanente de l'action, et nous fait redouter de perdre de vue trop longtemps la menace. Le manque d'informations ne passe donc pas par une ellipse au montage mais se produit dans la continuité du plan.
Reviens-moi (2007) de Joe Wright
Coup de génie qui surplombe le reste du film, ce plan marche dans le traces du protagoniste Robbie Turner (James McAvoy) et de ses deux compagnons d'armes sur la plage de Dunkerque, avant l'évacuation des troupes. La caméra traverse alors les différents campements, filme les soldats vaquer à leurs occupations, dans un ballet aérien qui, par contraste, accroît la pénibilité et l'horreur des conditions de vie en temps de guerre. Le plan dresse ainsi un échantillonnage du corps militaire, et stratifie ce microcosme selon une hiérarchie bien précise. La prouesse est phénoménale, près de 2000 figurants accaparent successivement le cadre, octroyant de fait à la scène une dimension quasi-documentaire. Le plan, comme pris sur le vif, ne laisse aucun détail au hasard, orchestrant un chassé-croisé plus vrai que nature.
Morse (2008) de Tomas Alfredson
Plan subaquatique du plus bel effet, voilà une idée de cinéma magnifique. On y voit le héros Oskar (Kare Hedebrant), brimé par une poignée d'élèves de son école, la tête maintenue sous l'eau, dans la piscine de l'établissement. Le cadre montre Oskar au premier plan, qui retient sa respiration, incapable de retirer la main de celui qui le coule. La composition du plan libère un espace à gauche de l'image, d'où va surgir des éléments extérieurs (des objets, des corps qui tombent dans l'eau) renseignant sur un incident survenant à la surface. La ligne de flottaison de la piscine, sous laquelle la caméra, statique, filme le héros, incarne ainsi la frontière entre le réel (la situation tristement quotidienne subie par Oskar) et l'irréel (le carnage qui se déroule hors-champ). C'est aussi une frontière entre la résignation tranquille du héros et l'acharnement sauvage d'un(e) allié(e) qui cherche à le protéger.
Shame (2011) de Steve McQueen
Respiration salutaire au milieu d'un film régulièrement étouffant, cette scène de jogging nocturne dans les rues de Manhattan ne semble n'avoir aucun enjeu particulier, pourtant elle matérialise à l'échelle de la ville l'humeur morose du protagoniste Brandon (Michael Fassbender). La caméra suit latéralement le personnage, courir sur le trottoir, passant devant les vitrines d'hôtels, sans jamais croiser de piétons. Le plan traduit l'échappatoire psychologique du héros, qui s'oublie et oublie l'environnement alentour, disparaissant par endroits dans l'ombre des rues sombres. Le travelling rend non seulement compte du quadrillage urbain dans lequel évolue le joggeur et laisse entendre que sa course est vaine, sans horizon, à tel point que la caméra décidera de l'abandonner en s'arrêtant finalement à un boulevard, comme consciente d'un cycle voué à se répéter.
Before Midnight (2013) de Richard Linklater
Dernier volet d'une trilogie presque intégralement construite autour du motif du plan-séquence, la scène choisie ici résume à elle seule le projet esthétique des trois films. Un couple qui discute de souvenirs communs, des relations homme-femme, de sujets aussi vastes que la vie et la mort, avec un naturel déconcertant. Anormalement long, le plan cadre les deux personnages de face, les suit le long d'un sentier, et sa durée autorise une liberté de jeu et même d'improvisation exceptionnelle pour les comédiens. Cette durée créé un vertige chez le spectateur qui se demande alors légitimement comment la scène peut s'étirer à ce point, sans coupe, sans souffrir à aucun moment d'une baisse de régime, d'une erreur d'inattention, d'un manque d'incarnation. Du cinéma-vérité comme on en voit rarement en somme.