(Synema est une variété d'araignée qui n'a en commun avec notre sujet que le nom... et aussi le fait que le Septième Art est une immense toile, peuplée de nœuds dramatiques et d'émotions qui révèlent parfois les larmes... ces étranges rosées du matin. Ce n'est pas le Web qui contredira tout cela !)
« Comment m’est venue l’idée de faire ce film ? Vaste question ! Je dirais que tout est parti d’une conférence de Bertrand Bonello à laquelle j’ai assisté avec un ami, il y a de cela quelque temps… Vous savez, le grand réalisateur français né ici-même, à Nice en 1968 ! Vous avez peut-être déjà vu De la Guerre ou Saint Laurent, eh bien c’est de lui !
C’était à l’occasion du quarantième anniversaire de « La Leçon de Cinéma » organisée par la Cinémathèque de Nice, le 28 Octobre 2016… Ca date… Pourtant, je m’en souviens comme si c’était il y a quinze jours !
Monsieur Bonello était l’invité de Philippe Rouyer, journaliste à « Positif » et chroniqueur pour l’émission télévisée « Le Cercle ». C’est lui qui avait préparé le déroulement de cet entretien, proposant des sujets comme : le réalisateur, son œuvre, ses obsessions, son écriture et tout ce qui compose son Cinéma.
Je revois très distinctement cette salle qui s’emplissait de cinéphiles. On aurait dit qu’au moins la moitié de Nice était venue assister à l’événement. Je revois aussi bien Odile Chapel, la directrice de la Cinémathèque de Nice, s’avancer sur l’estrade pour prendre la parole et saluer l’entrée du cinéaste. Et puis la salle s’est nimbée de noir, comme si le Cinéma lui-même avait pris possession de toute la pièce…
D’abord, a été projeté un montage de tous les précédents réalisateurs invités dans ce même cadre… Comme le Cinéma est peuplé ! Il y avait Ettore Scola, Costa-Gavras ou encore Istvan Szabo. Puis les premières questions ont résonné dans le micro. Bertrand Bonello y répondait en développant tous les points importants : ses influences, ses méthodes de travail…
Son exposé était ponctué de quelques interventions du journaliste, rebondissant sur ses propos, et par le visionnage de séquences de ses films. Ceux-ci ont tous été abordés, Quelque chose d’organique (1998), Le Pornographe (2001), Tirésia (2003), De la Guerre (2008), l’Apollonide : souvenirs de la maison close (2011), Saint Laurent (2014) et Nocturama (2016). Les uns après les autres, ils ont été expliqués, décortiqués, analysés, chacun après la diffusion de son unique extrait respectif.
Tous, sauf Nocturama qui venait de sortir à l’époque et qui a plutôt été pris comme support pour illustrer certains exemples. Là, j’ai compris que je vivais le Cinéma. C’est ainsi que j’ai eu envie de faire ce film.
Pour la narration que j’ai choisie, je me suis inspiré de ce que disait Bertrand Bonello lors de cette soirée : il parlait de ses méthodes d’écriture et notamment de l’importance que son film résumé tienne en une page A4. Tout doit être inscrit dans ce format en s’y révélant clair, cohérent… même "évident"… Ce sera un bon film si le réalisateur peut se dire, en considérant sa feuille « mon film, c’est ça ! ».
Bien sûr, il faut développer le scénario, la « continuité dialoguée », comme on dit. Sauf que, dès l’écriture, il ajoute des indications de mise-en-scène… non verrouillées mais susceptibles de tenir jusqu’au bout !
En parlant de papier, il a raconté avoir l’habitude de prendre des notes. Comme beaucoup, c’est vrai… Mais il en avait un grand nombre, réparties dans plusieurs carnets, ses compagnons de rêvasseries ou de curiosité. Eh bien justement, son second film, Le Pornographe, a été pensé pour rejoindre en une toutes les idées recueillies dans ses pages.
Ca m’a beaucoup fait réfléchir, vous savez… L’inspiration vient plus souvent quand on la sollicite que quand on l’attend. Ses meilleures idées sont apparues après une démarche. Par exemple, il a expliqué souvent écrire d’ores et déjà pour des acteurs en particulier, les imaginant jouer les notes écrites sur ses pages.
La plupart de ces duos personnage-acteur sont restés au stade de fantômes, d’ailleurs je me souviens que Bertrand Bonello en plaisantait même : de tous ses scénarios "réservés" à un acteur, seuls les protagonistes du long-métrage De la Guerre ont gardé jusqu’au bout leur "premier visage" : ceux de Mathieu Almaric et d’Asia Argento.
Cependant dans les autres films, selon Philippe Rouyer, les dialogues semblent avoir été écrits pour les acteurs finalement retenus.
C’est d’autant plus impressionnant que Monsieur Bonello confirme que le montage final est souvent très proche du scénario originel, même après les détours que les aléas ont mis sur sa route.
Quand on y pense… C’est fou comme un film peut avoir plusieurs naissances : celle que l’on extrapole soi-même, le tournage comme on l’imagine, des versions pourtant plausibles, et puis la vérité qui recrée souvent l’œuvre sous un nouveau jour…
Dans d’autres cas, cette "démarche" a pris des allures plus originales : par exemple, Quelque Chose d’Organique existe grâce à son titre qui était né bien avant son intrigue, Monsieur Bonello voulant faire un film avec ce titre-là ; quant à L’Apollonide, souvenirs de la maison close, ce projet est né de l’envie de tourner une histoire avec « un groupe de filles ».
Mais dans cette liste, je ne peux oublier ce qu’il a révélé a propos de son troisième film Tirésia ! Saviez-vous que tout vient d’un rêve fait par un Italien de ses amis, que ce dernier avait transcrit sur papier à son réveil ? Ce qui est d’autant plus surprenant, c’est que Bertrand Bonello a lui-même avoué n’avoir jamais été autant obsédé par un scénario : dès qu’il avait lu la prémisse (la légende de Tirésia transposée dans un monde moderne), il s’était dit « Ca, ce sera du vrai Cinéma ! »
Malheureusement, il paraît que son ami a été profondément déçu par le résultat et qu’ils ne se sont plus parlé. Quand il nous a raconté cette anecdote, je l’ai trouvé légèrement attristé. Comme il disait, le résultat final devait être trop loin de ce qu’avait pu vivre son ami, et quoi de plus intime qu’un rêve ? Peut-être s’est-il senti trahi…
Mais le film lui, était là et c’est celui de Bertrand Bonello, à présent : ce fameux rêve de départ est devenu le sien… comme si lui-même l’avait vécu !
Je crois que c’est cette révélation qui m’a le plus touché : savoir que le Cinéma va jusqu’à réécrire un rêve, changer de rêveur ou même inventer un songe qui n’a jamais vraiment été rêvé… On pourrait en faire un parallèle avec le thème du rêve rejoignant la réalité, une approche qui lui plaît.
Cependant ce qui m’a marqué plus que tout à propos de sa conception de l’écriture d’un film, c’est sa phrase « il faut qu’il y ait une rencontre avec un sujet et une forme, je ne garde une idée que si je sais comment la tourner, par contre, si je n’ai que le sujet, je reste bloqué ».
Je crois qu’elle résume assez bien son Cinéma : il faut qu’il y ait un fond, une histoire, pour ne pas perdre le spectateur, mais celle-ci se doit d’avoir une identité cinématographique, une essence autre que purement démonstrative. Où placer l’information ? Comment intriguer le spectateur, le garder en tension tout en lui proposant quelque chose de nouveau, d’inédit, sans toutefois le perdre ? Jusqu’où peut-on l’égarer tout en comptant le retrouver ?
D’autant qu’il aime aussi proposer des pistes qu’un seul visionnage ne suffit pas à expliquer, comme ce fantôme d’une des filles de la maison close qui reste seule dans les décombres… Pendant quinze secondes… Un détail que le journaliste s’est plu à relever et que je trouve, justement, « révélateur », si vous me permettez ce jeu de mots…
Une autre des citations qu’il a évoquées résume plutôt bien la structure de ses films. Il a dit : « Si vous avez un début et une fin, vous avez une histoire ». En effet, il a lui même concédé que deux de ses films sont ainsi pensés : Quelque chose d’organique et L’Apollonide, souvenir de la maison close sont montés de sorte que le dernier plan fait écho au premier. Comme une boucle bouclée.
On dit souvent que le montage est une affaire de musique, de rythme. Je n’ai jamais trouvé ça aussi vrai que ce soir-là, aussi loin qu’il m’en souvienne. Bertrand Bonello a d’ailleurs commencé en tant que musicien. Il nous a même raconté au début de la conférence qu’il avait été membre d’un groupe de musique à Nice, nommé "accidentellement" Les Bonellos parce que les studios utilisés étaient loués à son nom. C’est la musique qui l’a mené au Cinéma. Il avoue penser ses films « musicalement ».
Il écrit ses musiques dès le scénario. Elles sont souvent signées au moyen du pseudonyme « Laurie Markovitch » dont la sonorité lui plaisait… et aussi pour que son vrai nom n'envahisse pas ses génériques.
En outre, chacun de ses longs-métrages s’accompagne d’un morceau de musique classique. Pour nous le prouver, le journaliste a passé un extrait de Tirésia, alors que le personnage principal se fait crever les yeux dans une scène bruyamment silencieuse…
D’abord, la célèbre Septième Symphonie de Beethoven qui s’enivre, s’affole, se débat, d’une note à l’autre, comme le héros, retenu prisonnier chez un "esthète " psychopathe. Des plans sur la nuit impassiblement noire et endormie. Quand soudain le geôlier passe à l’action… Et là, la Septième Symphonie rend son dernier souffle, dans une mort en sursaut. Silence… Plus rien… Le psychopathe s’approche avec ses ciseaux et tue le regard de Tirésia dont les hurlements de douleur ne sont même plus réconfortés par un soupir de musique. Moi aussi, devant ce silence, je suis resté sans voix !
Qui dit « musique » dit « bande son ». J’ai été impressionné d’apprendre qu’il pense la texture sonore de ses films en premier et que le mixage est pour lui une des plus importantes étapes, à ne jamais bâcler !
Tirésia n’avait pas fini de me surprendre, vu que c’est aussi dans ce film qu’intervient une innovation sonore : le protagoniste étant un transsexuel, Bertrand Bonello a préféré choisir deux acteurs différents pour ce seul et même rôle. Tantôt joué par une femme quand "elle" prend les hormones appropriées, tantôt par un homme quand il ne lui en reste plus. La voix de l’actrice a donc vu (ou entendu) sa tessiture être changée en celle d’un homme.
Ce n’est pas tout : dans Saint Laurent, encore une fois, deux acteurs jouent le rôle principal, à deux époques différentes. Le "Yves Saint Laurent" plus âgé de quelques années est doublé par la voix de l’acteur qui l’incarne plus jeune, cette voix étant légèrement vieillie. Ainsi, le corps est usé, il se ride, s’alourdit et traîne une conscience encombrante, mais la voix est la même, comme si « l’âme », le fond, l’essence étaient restés identiques.
Je dois dire que ça m’est resté, cette phrase : « lors d’une prise, je ferme les yeux, si l’acteur sonne juste, tout est juste ».
A propos des acteurs et de sa façon de les diriger, j’ai beaucoup aimé ce qu’il décrivait, son attention toute particulière pour le casting : il invite même les acteurs chez lui, boire un verre puis les écoute, les regarde.
Apparemment, il aurait un peu de réticence à travailler avec des vedettes, ou alors, il doit se les "approprier". Pour lui, il ne faut pas qu’on reconnaisse des acteurs vus ailleurs, il faut que ce soit ses personnages qui vivent dans l’écran, pas des réapparitions de visage différemment grimé.
C’est une question qu’on pourrait se poser : un film perd-il de son unicité, de sa crédibilité si le souvenir d’un autre film s’y invite ? Le spectateur ne manquerait-il pas de revenir à son siège, dans la salle de cinéma, dans son "monde réel", ce monde-carrefour depuis lequel on peut voir plusieurs personnages partager un même visage d’un écran à l’autre ? "L’authenticité" de l’histoire, prônée ou non, n’en serait-elle pas troublée ? J’avoue que ce qu’a dit Monsieur Bonello ce soir-là n’a cessé de m’interroger…
Cela dit, à l’intérieur même de ses films, un rôle peut être partagé par deux acteurs et un acteur jouer deux rôles : Tirésia, encore lui, introduit Laurent Lucas dans le rôle de "l’esthète" (alias Terranova) comme dans celui du Père François, un curé que Tirésia rencontrera par la suite.
Une grande majorité de ses films tournent autour du groupe... Et ce n'est pas rien que de bien organiser l'espace quand le véritable "protagoniste" se trouve être plus une "foule".
Je n’ai jamais oublié ce qu’il relatait de ses tournages : ambiance calme entre les prises, avec un fond de musique, car il n’arrive pas à travailler dans l’énervement et une gestion de l’espace très précise, surtout de par la circulation des acteurs. La chorégraphie est finement étudiée, ce qui rend les scènes de fêtes ou de danse très difficiles pour lui.
Pareil pour les scènes où les personnages dévoilent leurs sentiments. Elles ont toujours été compliquées à mettre en scène pour lui. Il l’explique par une « pudeur » vis-à-vis de l’intimité transposée en dialogues.
Autre chose… la production ! On m’a souvent évoqué cette notion et j’ai été content qu’il la confirme : le manque de moyens et les contraintes ne sont pas dramatiques ! Ses trois premiers films ont dû se contenter d’un faible budget, mais c’est loin d’être décourageant quand on a des idées.
Lorsqu’il revenait sur sa carrière, j’avais l’impression de voyager dans ses paroles, d’un film à l’autre. Je retrouvais ses thèmes récurrents comme les personnages marginaux, le "crépuscule" d’une vie ou d’une époque, la micro-géographie, comme il l’appelle, c’est-à-dire la maison, qu’elle soit close ou grand magasin…
Il disait que ce n’était pas vraiment volontaire mais l’omniprésence du "regard" m’a paru évidente : le héros dans De la Guerre est réalisateur et se prénomme Bertrand, Yves Saint Laurent met en scène sa vie, comme Tirésia ou la mère maquerelle de L’Apollonide…. D’ailleurs, cette dernière est jouée par Noémie Lvovsky, une réalisatrice amie de Bertrand Bonello. Sans compter que la plupart des clients de cette sombre institution sont également incarnés par certains de ses confrères.
J’avais l’impression de vivre ce qu’il avait pu vivre… de comprendre ses personnages alors qu’il avoue ne pas travailler leur psychologie… Je me voyais comme dans une prison, à traîner des plans lourds, longs, dont la trace laissait une entaille au sol. Je me sentais écrasé par la gravité des situations qu’il exposait simplement, sans les commenter ni les expliquer. Ces scènes-bloc, ces scènes-roc, m’étouffaient, tant elles étaient fortes, intenses.
C’est comme si, d’un coup, j’avais compris une chose de plus sur le Cinéma. Le réalisateur semblait m’avoir capturé et enfermé dans ses histoires, et depuis l’écran, je voyais mon ombre restée sur mon siège qui me regardait incrédule, avec un sourire illuminé : comme si elle n’avait cessé de me chercher et que, dans cette salle, elle m’avait retrouvé. Jamais je n’ai eu autant l’impression d’entrer dans le monde Cinéma.
C’est ainsi que j’ai eu envie d’écrire ce scénario en son honneur : Bertrand Bonello, cet auteur qui n’a jamais étudié le cinéma en école, dont certains films n’ont jamais été produits… Mais qui dès le début savait le Cinéma, parlait Cinéma, vivait Cinéma ! »
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