Une des obsessions favorites de Christopher Nolan semble être la symétrie : les personnages et les situations de The Dark Knight n’échappent pas à cette règle.
Les personnages de Batman (Christian Bale) et du Joker (Heath Ledger) sont des reflets inversés l’un de l’autre. Batman apparaît tout en pointes et en lignes droites, vêtu de noir, armé de sa colère pour défendre la justice, contrairement au Joker, de courbes et de boucles, haut en couleurs qui arbore un sourire pour répandre le chaos.
Dans le film, Harvey Dent (interprété par Aaron Eckhart) est au centre de leur lutte et son intrigue met en valeur l’aspect émotionnel du combat de Batman. Il veut être son digne héritier.
Lors de la première rencontre avec Bruce Wayne au restaurant, la compagne russe de ce dernier lui demande « et si Harvey Dent était le chevalier à la cape ? » en apposant un papier blanc au niveau de ses yeux. Ce plan anticipe son évolution psychologique : en portant ce masque, Harvey accepte le « costume » de Chevalier Blanc, qui le rendra aveugle, déformant sa « vision » de la justice (la carte blanche occulte totalement ses yeux contrairement au masque de Batman). A ce triumvirat viennent s’ajouter les personnages de Rachel (Maggie Gyllenhaal) et Gordon (Gary Oldman). Ce contraste du blanc par rapport au noir devient celui de la lumière par rapport à l’ombre.
La dualité d’Harvey est constamment mise en avant par les jeux de lumière tout au long du film. Selon son humeur du moment, telle moitié de son visage est éclairée et de façon plus ou moins appuyée : lumière directe pour les émotions brutes, lumière réfléchie pour les plus tempérées et rétro-éclairage pour les plus contenues.
Lors des moments de crise et de colère, c’est son profil gauche qui est mis en lumière, celui qui représente son « autre », brûlé par l’explosion de l’usine ; et, dans les moments de calme, c’est le droit qui est éclairci, généralement accompagné d’une figure alliée ou familiale (Gordon, Rachel).
Ainsi, passant de juge à interrogateur puis à bourreau, le procureur Dent va basculer dans les ténèbres…
Le procès de Maroni
« Désolé d’être en retard ! »
Les choses ne sont pas ce qu’elles semblent être à Gotham. Si les premières minutes de la scène semblent installer une atmosphère légère entre Rachel et Harvey - malgré la pression juridique, l’éclairage nous révèle rapidement qu’il n’en est rien. Harvey plaisante de son retard et sourit à la remarque de Rachel sur le fait de « confier l’affaire à une pièce ». Mais l’éclairage de la moitié gauche de son visage, en lumière directe, est un indicateur de l’incident qui va se produire.
Le champ/contre-champ met Harvey en position de force dans la scène et, bien que Rachel soit présente au premier plan, floutée, la mise au point se fait uniquement sur lui, comme s’il l’invitait dans son cadre. En revanche, Rachel est seule dans son plan, attendant l’invitation de son fiancé.
Notons que ce sera la seule fois où Harvey sera détendu, éclairé de la sorte : c’est grâce à la présence de Rachel, sa raison de vivre, qui arrive à apaiser ses angoisses et ses pulsions destructrices.
« Vous gagnez. C’était moi ! »
Au moment où Harvey voit toute sa plaidoirie s’effondrer devant les déclarations mensongères du témoin, pour la première fois son côté sombre émerge aux yeux du spectateur, et encore, la situation est désamorcée par le trait d’humour, à double sens, d’Harvey « mais, Votre Honneur je n’ai pas encore terminé ». Oh non, il n’a pas terminé ! Il n’en aura jamais terminé… Mais à ce stade du film, il est trop tôt pour mesurer l’étendue du traumatisme d’Harvey.
« Maroni, c’est un bouc émissaire ! C’est moi le cerveau ! »
Harvey arpente le cadre de droite à gauche comme un animal en cage… Le minable, il a fait une déposition sous serment et il ose se parjurer aujourd’hui ?!..... On le voit nettement sous son profil gauche, mais dans l’ombre, éclairé par une décroche venant de l’arrière de la salle, ce qui, pour le public présent, met en valeur son coté droit, soit le bon Harvey. Cependant, pour nous spectateurs, c’est l’autre qui nous est présenté, bien que pas encore officiellement révélé, puisqu’il n’est pas directement éclairé.
« Permission de désigner le témoin comme hostile »
« Hostile ? Et là, j’suis hostile ?!!! »
….C’en est trop, je ne vais pas me laisser menacer par ce sous-fifre…… Le choc maxillaire qu’administre Harvey au témoin surprend tout le monde, à commencer par Rachel, qui découvre un aspect méconnu de son fiancé et le découpage va clairement dans ce sens : à ce moment, la partie gauche de son visage se retrouve en pleine lumière. Dans le plan suivant, sa colère momentanément calmée, le côté droit reprend de nouveau place dans la lumière. Les choses rentrent dans l’ordre, malgré la relaxe de Maroni.
A noter que cette scène est une relecture directe de la naissance originelle de Double-Face dans le comic « A Long Halloween » de Jeph Loeb et Tim Sale, où Harvey, en pleine plaidoirie contre Maroni, est gravement blessé par ce dernier au moyen d’un jet d’acide au visage, sous les yeux horrifiés et impuissants de l’assistance.
L’interrogatoire de Thomas Schiff (complice du Joker participant à l’assassinat de Gordon)
Les aspects les plus sombres des personnages ne se révèlent qu’une fois à l’abri des regards et de la lumière du jour. La séquence de l’interrogatoire fait alterner les deux facettes d’Harvey et nous prenons conscience pour la première fois de l’ampleur de sa folie.
« Dis-moi ce que tu sais sur le Joker »
Les rapports symétriques entre ombre et lumière deviennent plus nets à mesure qu’Harvey s’enfonce dans la folie. Il est éclairé que d’un seul coté à la fois durant la scène, là où un rétro-éclairage servait de transition entre les changements d’humeur lors du procès de Maroni.
Le coté gauche est mis en lumière directe, aspect menaçant et en colère, voire sadique (« tu es un mauvais joueur, l’ami ») de sa personnalité. Sa colère prend tellement le pas sur sa raison que cette fois, rien ne semble pouvoir l’endiguer. Harvey semble avoir occulté sa volonté et son désir de justice pour laisser jaillir son ego. Il occupe les trois quarts du cadre, bouchant l’arrière-plan illuminé. Il n’y a qu’avec l’arrivée de Batman que son obsession recule et que le cadre s’aère, autorisant le retour dans le champ, bien que floutées, des lumières du tunnel (nous reviendrons sur l’importance des lumières d’arrière-plan dans la séquence de fin).
« La décision, ce n’est pas moi qui vais la prendre »
Harvey lance sa pièce de la main gauche et Batman la rattrape de la main gauche également. Le symbole qu’incarne le justicier à ce moment ramène Harvey à la réalité car il lui rappelle le vrai but de sa croisade contre le crime.
Lors de son champ/contre-champ avec Batman, Harvey semble reprendre le contrôle bien que toujours en colère, un éclairage direct vient frapper son côté droit.
Tous ses éléments techniques trouveront une résolution lors de la dernière scène entre Harvey, Gordon et Batman.
Confrontation finale
Suite à sa conversation avec le Joker à l’hôpital, Harvey a définitivement basculé dans la folie. Rien ne peut désormais stopper ce qui va arriver.
« C’est ici qu’on a emmené Rachel »
Bien que nous ayons à faire à Double-Face à ce moment du film, le souvenir d’Harvey se manifeste pour la dernière fois à l’évocation de Rachel.
Double-Face précipite Gordon au sol (cadrage sur la partie gauche de son visage) et Harvey « adresse une prière » à l’âme de Rachel symbolisée par la lueur en arrière-plan (« C’est ici qu’elle est morte »). Maintenant, Harvey va s’effacer petit à petit devant Double-Face qui émerge des ténèbres.
« Paroles en l’air !! »
Dans le cadre, le placement du personnage est directement issu de la scène du procès. A l’exception que Rachel n’occupe plus la partie droite. Il n’y a que les ténèbres et le « chaos », les nouveaux alliés de Double-Face. Au souvenir de Rachel s’est substitué celui du Joker.
Harvey est enfermé dans son cadre par les poutres et gravats de l’arrière-plan mais il se présente comme le maître de ce lieu de perdition.
« Si tu savais ce que j’ai perdu, tu n’oserais jamais justifier ta conduite
C’est le seul plan d’ensemble parfaitement symétrique ou Harvey est au centre de l’image. Avec Gordon, Barbara et les enfants en amorce au premier plan, Harvey retrouve son rôle de procureur en y ajoutant celui de juge, juré et bourreau. La musique se déclenche à ce moment précis, accentuant le caractère inéluctable de la situation. Double-Face prend définitivement le contrôle. La partie gauche de son visage s’expose de plus en plus à la lumière.
« Dent ! Ne vous en prenez pas à ma famille ! »
« Non. Juste à la personne que tu aimes le plus »
Double-Face est révélé pour la première fois dans toute sa folie. Le côté brûlé est mis au premier plan à chaque fois qu’il effectue une action (lorsqu’il va choisir sa victime auprès des enfants, il arrache le petit James avec sa main gauche et l’enferme dans son cadre avec lui). Dent est traité comme une entité absorbant toutes formes de vies dans son maelström destructeur. Il est l’incarnation du chaos que lui a suggéré le Joker. La partie mutilée de son visage affiche un demi-sourire macabre qui rappelle celui de son créateur.
« Ça n’est pas une question de volonté mais de justice élémentaire !! »
L’entrée de Batman fait écho à la scène de l’interrogatoire: Batman dans la partie gauche du cadre tentant de raisonner Harvey, à droite. Sauf que cette fois, le justicier est brisé lui aussi. Il n’est pas en mesure de contrer la folie destructrice qui s’est emparée d’Harvey. En commettant l’irréparable (le sacrifice d’un innocent pour racheter une faute selon ses critères) Harvey détruit à la fois son âme et celle de Rachel. Il place Batman devant un choix impossible. Lorsqu’il se jette sur Harvey au moment où il lance sa pièce, qui espère-t-il sauver ? Harvey ou l’enfant, voire les deux ?
« La seule chose morale dans un monde cruel, c’est le hasard. Impartial. Équitable. Juste. »
Les lumières de l’arrière-plan sont non seulement le paiement de la scène de Thomas Schiff mais également la représentation de la psyché brisée d’Harvey.
Cinq lueurs sont réparties sur son côté droit et une seule sur la partie gauche, géographiquement éloignée. Si l’interprétation des lueurs peut avoir un double sens (les cinq meurtres d’Harvey ou bien Gordon, Batman, Barbara et ses deux enfants ?), la sixième représente indiscutablement Rachel.
Son isolement dans un espace de ténèbres indique que Double-Face est en train de l’effacer de la mémoire d’Harvey (l’intensité de la lueur vacille tout au long de la scène). La pièce truquée occulte physiquement cette dernière, la poussant progressivement hors du cadre. La mort de Rachel est l’élément déclencheur de la colère de l'ancien procureur, son « âme » revient encore dans le cadre lorsque Batman l’évoque (« - Alors pourquoi il n’y a que moi qui ai tout perdu ? - Il n’y a pas que vous »)
La rage semble l’emporter lorsque Harvey décide de punir « les personnes responsables »… « Rachel » sort du cadre (et du souvenir) définitivement. En suivant du regard la pièce qui retombe, Double-Face la « dévore » littéralement. Sa « conscience » partie, il peut à présent justifier ses actes en invoquant son amour perdu comme excuse. Il bascule définitivement lors de sa tentative de suicide : la caméra pivote vers la gauche, faisant basculer les cinq lueurs dans l’espace de ténèbres où « Rachel » a disparu. Un pas de plus vers la folie.
Le plan de la pièce retombant au sol après la chute de Double-Face est proche d’une image subliminale. Nolan joue sur l’illusion d’un choix qui aurait laissé en vie le petit James, mais très vite le doute s’installe. Le fait que Batman sauve l’enfant influence le spectateur sur la décision d’Harvey. Allait-il tuer l’enfant ou l’épargner ?
La courte durée du plan pièce et son éclairage lointain ne permettent pas de donner une réponse claire. On a envie de croire que le côté de la pièce que l’on aperçoit est intact mais le cut prive le spectateur de décision. Il doit décider de ce qu’il veut voir : selon l’empathie qu’il a pour tel personnage (James Jr ou Double-Face), il choisit de voir la face lisse symbolisant le sauvetage de l’un ou bien la face abîmée pour la mort de l’autre.
Batman prouve à Harvey que certains actes ne doivent rien au hasard : il a décidé d’agir avec toutes les conséquences que ça implique (la mort d’Harvey).
Nolan réutilisera ce procédé dans le plan final de la toupie dans Inception.
Le Joker disait vrai. Batman a rompu sa « règle d’or ce soir ». Le monde a sombré dans la violence et il est impossible d’agir sans se salir les mains. A la fin de « Batman Begins », le commissaire Gordon demande à Batman ce qu’il compte faire contre l’escalade du crime (« Quand on aura des semi-automatiques, ils se paieront des automatiques »). A la place de Batman, ce sera Harvey qui donnera la réponse dans « The Dark Knight » , lors de sa première rencontre au restaurant avec Bruce Wayne ; « soit on meurt en héros, soit on vit assez longtemps pour se voir endosser la peau du méchant ».
En acceptant son hypocrisie, Batman expie son acte et endosse la responsabilité des meurtres d’Harvey (« la peau du méchant »), restaurant l’espoir pour Gotham. Le plan sur le double visage d’Harvey indique que les apparences sont sauvées mais le sol calciné sur lequel il repose anticipe un avenir incertain. Le dernier plan avant le générique montre Batman dans un passage étroit mais entouré d’un halo lumineux. Le chemin est difficile, mais la possibilité de rédemption est réelle… Batman file droit dans la lumière.