(Synema est une variété d'araignée qui n'a en commun avec notre sujet que le nom... et aussi le fait que le Septième Art est une immense toile, peuplée de nœuds dramatiques et d'émotions qui révèlent parfois les larmes... ces étranges rosées du matin. Ce n'est pas le Web qui contredira tout cela !)
Chers lecteurs et chères lectrices de la Synema, en ce lieu vous attend une des dix parties de l'article Fils de Synema 4, consacré à une analyse du sixième long-métrage de Guillermo Del Toro, Le Labyrinthe de Pan (2006), à l'origine trop vaste pour tenir dans son intégralité sur une seule page, "dans le même paysage"...
Ici n'est donc que l'une des "contrées" dudit "comté" contenant le même conte discontinu...
Prenez-le bien en compte !
La Synema vous recommande de commencer votre lecture par le Chapitre 2, mais vous pouvez aussi défier les conventions en démarrant directement par le Chapitre 4 !
uillermo suivit donc les fées-Mhèrs jusqu’au second couloir du Labyrinthe. Celui-ci était presque l’antithèse du premier : irradiant de nitescence, avec des halos de toutes les couleurs qui éclaboussaient les lointaines parois du gigantesque édifice, tant qu’il devenait difficile pour Guillermo de distinguer les fées-Mhèrs dans ce foisonnant kaléidoscope.
Il arriva finalement devant une vaste, très vaste plate-forme circulaire surélevée, au centre de laquelle voletait une grande dame, toute de blanc vêtue.
Autour, sur les rebords de cette immense terrasse, se dressaient en cercle six autels, six socles cycloïdes sur lesquels étaient exposées, comme dans un musée, six sculptures gardées par six cloches de cristal.
Chacune de ces silencieuses cloches était scellée à son piédestal au moyen d'un verrou de verre (est-ce pour cela qu'on le nomme « verrou » ?), dont le mécanisme paraissait s'accorder idéalement avec la Clef du Présent.
Dans le sens des aiguilles d’une montre, la première sculpture, en verre, représentait un buste d’humain adulte. En lui d’autres bustes similaires s’accumulaient les uns dans les autres à la manière de poupées russes, aux traits chaque fois plus jeunes.
Sous la deuxième cloche, il y avait une plume à écrire, de l’encre et du papier.
Dans la troisième, gisait, à côté de quelques runes, ce qu’on aurait pu qualifier d’objet incertain, sans pouvoir donner davantage de précisions… D’aucuns initiés diraient qu’il s’agissait d’une espèce de vistemboir bizarrement articulé.
La quatrième cloche protégeait un petit arbre de couleur rouge sang, dont chaque branche avait la forme d’un filin d’A.D.N., comme on se les représente couramment.
La cinquième gardait un sablier d’or entièrement rempli. À ce point que plus un grain ne pouvait tomber et que le sablier paraissait lui-même fait de sable !
Enfin, dans la dernière, reposait un grand livre ancien, couvert de symboles sacrés.
Quand Guillermo eut rejoint la Fée du Présent, elle s’approcha du sol, tout en continuant légèrement à léviter, les pointes de ses chaussures de vair blanc touchant à peine terre.
Ses bras éthérés paraissaient ondoyer sur le flot lumineux de la pièce, comme si les rayons étaient tellement gorgés de couleurs éclatantes qu'ils en devenaient trop denses pour rester immatériels.
Un esprit sans rêves, aveugle d'imagination, aurait suffoqué sous le poids et l'intensité d'un tel feu de grâce et de clarté. Mais Guillermo n'était pas de ces esprits comateux : il avait bien trop d'inspiration pour s'essouffler !
« Te voilà, Chevalier ! Je suis la Fée Pérenne ! On m’appelle également « Pérenne, la Bonne Fée » ! Je protège tout ce qui est Aujourd’Hui ! Je défends tout ce qui est Maintenant ! Ce qui me plaît, c’est ce qui sort vainqueur du combat contre le Temps ! J’aime ce qui reste vrai ! J’admire ce qui existe toujours ! Tout ce qui demeure fait ma demeure ! Pour ta deuxième épreuve, je t’ai préparé l’énigme que voici : S'il te devait de raconter une histoire traitant de ce qui résiste, persiste et perdure contre Temps et marées, lesquels de ces six trésors, tout autour de toi, garderais-tu ? »
Guillermo sortit de sa poche la Clef du Présent alors qu'il se dirigeait vers "le premier autel", celui des "bustes russes". Un enfant dans la tête d’un adulte, lui-même dans la tête d’un vieil humain… Voilà qui lui "rappelait" la Mémoire : un thème qu’il voulait justement développer dans son prochain film !
Voici en quoi le Destin ne s’était pas trompé :
La Mémoire est omniprésente dans les méandres du film Le Labyrinthe de Pan. N’oublions pas que cette histoire a été rendue possible parce que la Princesse du Monde Souterrain a tout oublié, sous l'amère lumière du jour cru, errant sans fin et sans souvenirs dans les limbes trop "réelles" de la Surface.
Cette absence de passé causera sa perte : sa mémoire, c’était sa vie !
Car de la mémoire surgit la vie... Notamment celle d'un autre antagoniste insoupçonné, au rôle pourtant crucial, prééminent ! Peut-être même est-ce lui le vrai "méchant" de l’histoire, le véritable ennemi, l’adversaire ultime : dans les souvenirs du Capitaine Vidal s’incarne son père ! Le joug et le dessein du père s’expriment à travers la fidélité geôlière du fils, enchaîné à lui par son sang et sa mémoire.
Autrement écrit, son père a envahi toute sa mémoire ! Elle ne se résume qu’à lui : son père, c’est sa mémoire !
En cela, le Capitaine Vidal se rapproche du personnage de Jacinto de L’Échine du Diable : chacun porte un passé dont nous ne connaîtrons que des bribes et de la fumée, mais qui brûle intensément dans l’âme et les actions de ces deux damnés.
En parlant de damnation : le souvenir qu'on laisse derrière soi peut n’être qu’une trace fragile, un ersatz d'héritage que la Mort parvient encore à détruire !
C’est la damnation mémorielle (peine ultime à laquelle on pouvait être condamné dans l’Antiquité) : quand toute trace de la vie de quelqu’un est effacée pour qu’aucun témoignage ne lui permette d’échapper à sa dernière prison : le Néant... la non-existence !
Et c’est cette sentence qui sonnera le glas pour le Capitaine Vidal. Un glas aux résonances de coup de feu, un coup de feu comme le maillet du juge frappant son socle.
Le Capitaine Vidal comptait sur sa descendance pour faire perdurer sa mémoire et celle de ses ancêtres.
Mais Mercedes met fin à cette "vie" qui durait depuis trop de générations, à ce fantôme qui hantait cette lignée depuis trop longtemps (« Il ne connaîtra pas même ton nom »).
Cette fameuse (et fumeuse) dynastie (mal famée) qui se croyait immortelle n’a pas survécu à une des plus puissantes armes qui soient : l’oubli ! Le père du Capitaine, même le film n'en veut pas : il n'est qu'évoqué, relégué à un passé hors-champ : hors-champ du Temps, hors-champ de tout !
C'est encore l'oubli qui consume à petit feu la Rose Bleue censée regorger d’Immortalité, puisque tout le monde finit par la délaisser au solitaire sommet de sa montagne de ronces et de douleurs.
La mémoire est la vie, la mort, c’est l’oubli !
Mais comment la Mémoire, ce bouclier contre le Temps et le vide, peut-elle se renforcer, se cuirasser ?
En ne se contentant pas d'un seul "porteur" ! Et comment passer de l’individuel au collectif, du subjectif indécis à l'universel, d'un seul à plusieurs ? En la mettant elle aussi au pluriel, bien sûr : leS mémoireS ! Écrits, textes… autrement résumé : le langage !
Le principe des contes n’est-il précisément pas de pérenniser une existence, un destin ? De permettre aux âmes échappées, exilées, de rester encore un peu auprès des humains ? Ne sont-ce pas les témoignages, les récits et les biographies (de préférence écrites, pour rester dans le sujet), ces clefs qui ouvrent la porte des mythes ?
La Rose Bleue de l’Immortalité dont Ofelia raconte l’histoire à son petit frère au travers du ventre de sa mère, n’est-elle pas rendue justement immortelle parce que la jeune fille en perpétue la légende ?
Car on pourrait se demander ce que vient faire dans l’intrigue du film cette "parenthèse", qui a priori ne semble pas avoir d'écho par la suite… Pourtant, tout le film est son répondant : cette fable se diffuse tout au long ! Le Labyrinthe de Pan parle du principe même d’histoire, il est donc naturel de trouver un conte dans le conte.
Ofelia ne relate pas seulement la légende de la Rose Bleue de l’Éternité à son petit-frère, mais aussi aux spectateurs !
Depuis le début, elle est le "témoin", la conteuse (souvenez-vous : on entre dans son regard) et cette scène-parenthèse ne fait que rendre cela plus explicite, plus direct. Peut-être doit-on voir cet "interlude" comme la métaphore de toute l’essence du film…
Il n'y a pas que le fantastique qui soit concerné : toute narration, féerique ou réaliste, est un pas vers l’éternité !
Ainsi, il n’est pas anodin qu’une certaine importance soit donnée aux lettres des résistants que Mercedes cache sous des lattes du plancher. Ces lettres écrites par ou pour les rebelles acquièrent presque une dimension de trésor (il faut voir la foule de résistants en liesse lors de la distribution du courrier)… et aussi de pouvoir : à partir du fatal instant où le Capitaine Vidal met la main dessus, on commence à craindre pour le sort des insurgés et de leurs familles, dont les noms sont inscrits sur les enveloppes.
Une remarque à propos de l'un d'entre eux sur lequel le film s'attarde un peu : il est plongé dans la lecture d’un livre… Sans doute n’est-ce qu’un détail fortuit… Mais quand même !
En parlant de livre, n’en avons-nous justement pas un ici dont le rôle est prépondérant ? Eh oui : le fameux Livre Magique offert par le Faune à Ofelia qui ne révèle son histoire que quand cette dernière est seule !
Non seulement il a le statut de témoignage, d’écrit "gravé", mais il symbolise aussi le "Présent éternel" qui continue toujours à s’inventer, se recréer : ses pages se remplissent progressivement de leurs illustrations et de paragraphes changeants, toujours en mouvement…
D’autant plus que ce livre fait foi de lois : c’est lui qui "dicte" les consignes des épreuves à Ofelia ! C’est à lui qu’elle doit obéir ! Il est son guide, son "tuteur" !
À nouveau, l’écriture détient le pouvoir !
Justement par la sagesse et l'expérience qu'elle représente : celles des aînés qui ont fait les frais de telles ou telles fautes et qui partagent à leurs prochains les clefs pour les éviter.
À noter que ce Livre, dont le contenu n’apparaît que sous certaines conditions, a en plus une façon parfois sibylline de s’exprimer (ou de s’imprimer, c’est selon) : pour avertir Ofelia du risque de fausse couche de sa mère, ses pages s’emplissent d’encre rouge-sang ! Ce genre d'originalités fait donc de lui un mentor crypté, aux propos flous (comme souvent dans les récits merveilleux).
Il faut savoir "lire entre les lignes"... Ce précepte, la jeune fille devra le comprendre et le suivre pour déjouer le piège de la dernière épreuve : lire au-delà de ce qui semble écrit. C’est une sorte de "désobéissance" à l’encontre du "premier degré", c’est une recherche de profondeur qui permet de s'approcher un peu plus de la Vérité… qui ne se dévoile qu'aux initiés !
L'écriture symbolise donc la puissance également à travers ceux qui la lisent : il n'est pas donné à n'importe qui de la déchiffrer et qui y arrive gagne en connaissance... Le pouvoir se transmet de livre à lecteur !
Les univers de contes, qui fourmillent d’interdits, utilisent beaucoup les écrits et autres symboles pour les mises en garde… Moult avertissements proviennent d’une expérience malheureuse, d’un témoignage de ceux qui ont découvert le terrible danger dont ils alertent leurs prochains !
Même un panneau « sens interdit » raconte une histoire ! Même une flèche arborée par une route est une narration ! Même un écriteau stipulant que tel manoir est hanté est une trace d’un passé où des promeneurs imprudents se sont frottés à des défunts facétieux !
Ici, c'est une fresque, peinte sur les murs du repaire de l’Homme Pâle, qui le représente en train de dévorer des enfants : témoignage que ce massacre a existé… et qu’il existe encore pour tous ceux qui regarderont cette frise (en tout cas, Ofelia pourra affirmer que le danger de l’Homme Pâle est bel et bien toujours d’actualité) !
Le langage écrit est aussi le socle de vie du Royaume Souterrain, qui n’existe en ce monde que par lui ! Si la mémoire de cet empire magique résiste à l’oubli, ce n’est qu’à travers des cryptogrammes, des écritures mystiques et des signes.
Et celui d’entre eux le plus mis en avant est certainement la tache de naissance en forme de lune que porte Ofelia à bout d’épaule ! C’est précisément cette marque qui prouvera que la jeune fille est bel et bien la Princesse Moanna !
Cette "signature", c’est ce qui reste de sa mémoire : c’est en ce motif que sommeillait son identité, son essence ! C’est grâce à lui que l’enfant pourra rentrer chez elle ! Ce symbole, c’est le "visage" de son âme !
D’ailleurs, en terme de symboles, il y a de quoi trouver son bonheur : ce film en abonde et pour tous les goûts ! La "cohabitation Passé-Présent" implique une multitude de temples et de vestiges. N’est-ce pas sur leur cuirasse de pierre que se concentrent particulièrement les symboles sacrés et les légendes gravées ?
Et surtout, qu’en est-il des "symboles en trois dimensions" ?
À savoir les reliques, les artéfacts ou autres objets sacrés (qui font justement partie du "catalogue" des légendes, des ruines, des civilisations anciennes et des sanctuaires) !
Pour commencer, n’oublions pas que l’intrigue en tant que telle est lancée parce qu’Ofelia a reconstitué une "stèle", trésor archéologique incognito, dont un œil s’était détaché !
Cette statue "borgne" n’est pas le seul exemple de "mémoire matérielle" : l'intégralité du film est parsemée de divers objets magiques, propres aux mythes, que la mise-en-scène se plaît à mettre en avant !
Ainsi, nombre de "protagonistes" de cette histoire sont des objets à qui échoit un rôle souvent important : les morceaux d’ambre avec lesquels Ofelia doit nourrir le Crapaud de sa première épreuve afin de récupérer une clef bien particulière, ou alors les craies avec lesquelles la fillette peut "créer" de véritables passages, ou encore le sablier enchanté qui détermine combien de Temps il lui reste pour achever sa deuxième épreuve et bien d’autres objets divers qui nous ramènent à l’idée de fruits du Passé et de restes d'Histoire…
Comme une autre façon de partager une épopée : tout vistemboir a son vécu et garde en lui quelques bribes d’anecdotes (de la raison de sa création au pourquoi de son usure).
L’aspect "précieuses reliques" et "objets sacrés" est d’autant plus mis en avant par la fascination du Capitaine Vidal pour ses instruments de torture qu’il prend un malin plaisir à montrer, admirer, caresser et manipuler dans un méticuleux et protocolaire cérémonial. comme s'il officiait pour un rituel, avant de précautionneusement les ranger dans l'espèce "d’écrin", de "custode", de "châsse", dévolu à chacun !
Le tout en détaillant à tour de rôle leur usage, avec une morbide minutie et une diabolique précision : la spécificité des souffrances infligées, leur champ d’action très personnalisé, leur mode de propagation de douleurs bien particulier et l’esthétique des dommages provoqués très caractéristique !
Bref, à ses yeux, ce ne sont plus de simples objets : ce sont ses "chers petits", ses "enfants"… ou alors, une fois de plus, un héritage de son père !
Tant qu’on l’évoque, ce n’est pas un hasard si ce fameux père est justement représenté par une montre à gousset, une précieuse amulette vers laquelle le Capitaine Vidal ne cesse de se tourner à chaque fois qu’il a besoin "d’entrer en communication" - non : "en communion" - avec son père !
Le Capitaine n'est pas le seul concerné par la prééminence de ces "totems"...
Beaucoup de personnages semblent mystiquement reliés à un objet qu'ils possèdent. Par exemple, les ampoules d'antibiotiques contiennent en elles le destin du Docteur Ferreiro, pour la même raison qui relie le sort des résistants à leur courrier (si leur correspondance est trouvée, ils sont perdus). Quant à Mercedes, elle doit sa survie à son couteau de cuisine qui représentait justement son statut au moulin, une servante souvent reléguée aux cuisines.
Dans cette liste d'objets-possesseurs, peuvent aussi se ranger les yeux de l'Homme Pâle, les chaussures de ses victimes qui s'amoncellent dans les coins de sa caverne, tels des trophées, dernières preuves de l'existence des malheureuses, ou encore la mandragore dont dépend Carmen.
Le Présent est imprégné de passés ou (autrement écrit) le Futur est imprégné de présents : en témoigne le fameux bourgeon qui fleurit au bout d’une branche du Grand Arbre libéré de son Crapaud.
La guérison de l’Arbre est une preuve incontestable que la Princesse est passée par ce monde…
Guillermo se trouvait maintenant avec les contenus des trois premières cloches de cristal qu’il avait tous les trois choisi d’emporter. Il devait à présent se pencher sur le cas du quatrième autel où attendait l’étrange arbre rouge-sang dont les branches s’entortillaient à la manière d’un A.D.N. : c’était l’autel de la Famille !